Numéro spécial Europe – Été 2024 • Dans chaque métropole, dans chaque région européenne, le chemsex est présent. Minoritaire, mais plus ancré encore qu’il y a cinq ans (Swaps n°92-93). Avec des réponses qui peuvent différer d’un pays à l’autre, d’une expérience associative, communautaire ou étatique à l’autre. C’est l’objet de l’enquête que Swaps a menée à Amsterdam, Barcelone, Berlin, Bruxelles, Lisbonne, Londres, Paris et Zurich. Sans prétendre à l’exhaustivité, mais plus au partage d’expériences. Enquête réalisée grâce au soutien de la Mairie de Paris et de la Mildeca.
Le chemsex est un fait social, un ensemble de pratiques qui intrique le sexe et l’usage de produits, et aussi un mode de rencontre entre hommes qui aiment les hommes. On reconnaît comme définition l’intentionnalité sexuelle de la consommation de drogues de synthèse.
Elles exaltent les sensations sexuelles, les relations, le plaisir d’une façon rapportée comme inégalée, exceptionnelle, différente. Les produits se renouvellent aussi avec le «génie adaptatif » de quelques chimistes de l’ombre et la capacité commerciale des trafiquants, aidés en cela par les réseaux sociaux et les applications de rencontre. Sans qu’on sache qui de l’offre ou de la demande mène le jeu.
Le chemsex favorise les rencontres démultipliées et avec les produits, donne l’occasion de s’assembler entre semblables, mais aussi entre jeunes et moins jeunes, beaux et moins beaux, riches et plus précaires, performants et moins performants, entre celui qui veut et celui qui veut moins, posant la question centrale du consentement sous produit. Il est une nouvelle forme de la sexualité qui s’appuie sur les applications de rencontre, quasiment les mêmes dans toute l’Europe; et dans l’approvisionnement en drogues grâce à Internet et à l’uberisation de la livraison, marginalisant encore un peu plus les établissements conviviaux gays. Il est là au moment où le risque sur la sexualité –et la vie– s’est allégé grâce au traitement des personnes séropositives et à la PrEP et écarte une bonne partie du nuage noir du VIH comme spectre dissuasif.
Le chemsex peut-être une expérience exaltante que certains contrôlent et gèrent en aménageant les à-côtés pénibles, ceux qu’on dénomme les «happy chemsexeurs». Car ces produits qui apportent sensations fortes et recherchées ont aussi des effets négatifs, psychologiques, psychiques, physiques, éventuellement de désocialisation, une glissade des finances personnelles, un possible éloignement des études ou du travail, ou de ses relations proches, l’addiction quand on ne peut plus s’en dépêtrer. Les accidents et les overdoses mortelles, comme le G-Hole, pointent le risque extrême des produits qu’on ne connaît pas, que l’on prend trop ou sans avoir près de soi celui qui va appeler à l’aide devant l’urgence de l’overdose ou de l’accident. Sans compter les risques infectieux qui vont du VIH au VHC en passant par les complications de l’injection («slam») et les retombées psychiatriques péjoratives, au-delà de la dépendance.
Le chemsex dans sa dimension relationnelle, sexuelle et addictive rencontre aussi la fragilité psychique des HSH effet des souffrances dues à l’hétéronormativité et les agressions psychologiques et physiques subies très tôt dans la vie et qui se manifestent encore sous des formes brutales ou sournoises.
Mais les gays ont l’habitude collectivement de se prendre en main : le combat ancien de la fierté gay, l’expérience des luttes pour être les acteurs premiers de la réponse au sida la conquête de la réduction des risques pour les usagers de drogue. Ils l’utilisent ici dans leur régulation du chemsex de différentes façons : l’autorégulation, l’information collective, l’autosupport, l’élaboration de nouvelles réponses ou l’emprunt à des champs connexes. Prévenir le chemsex apparaît pour certains «mission impossible». Le beau dragon est dans la pièce, bon et désiré. On n’a pas vraiment mieux réussi pour tous les autres produits. La recherche est en marche notamment en France sous les auspices de l’ANRS-MIE, de l’Inserm et de Aides.
La réponse communautaire, c’est la RdR qui est à inventer, à organiser sur le terrain et qui se nourrit de l’expérience acquise du VIH, s’appuyant sur les réseaux sociaux et l’offre d’information sur les produits: testing, prévention des risques liés à l’injection, prévention optimale et traitement des IST et du VIH, capacité à répondre aux situations d’urgence vitale, sans oublier le rappel des normes du consentement. C’est aussi la sensibilisation et la mobilisation des professionnels de l’addiction et de la sexologie et d’autres acteurs de la santé sexuelle. C’est aussi proposer des activités pour lutter contre l’isolement et la solitude que les vraies/fausses rencontres du chemsex ne comblent pas vraiment.
Ces éléments sont présents dans les réponses communautaires, mais pas dans toutes. Variables selon les pays et leurs pratiques communautaires, il faut les enrichir du meilleur de chacune.
C’est l’objet de ce numéro de Swaps.
Que peuvent les addictologues et les sexologues? Écouter, rassurer, conseiller et, classiquement, soigner, quand la personne est submergée par la souffrance ou sent venir la détresse et l’isolement qu’induit le chemsex lorsqu’il devient le «chemchems».
Que peuvent les pouvoirs publics? Faciliter et laisser agir la réponse communautaire, la soutenir institutionnellement et de façon pérenne, la protéger d’une intervention régalienne uniquement répressive.
Didier Jayle, directeur de la publication, Swaps
Gilles Pialoux, rédacteur en chef, Swaps