5. Les usages thérapeutiques du cannabis
Résumé : La plante de cannabis a fait partie de la pharmacopée occidentale jusqu’à la Convention unique sur les stupéfiants des Nations Unies en 1961 qui en a interdit l’usage. La découverte du système endocannabinoïde chez l’être humain, dans les années 1990, a permis un regain d’intérêt de la part de la communauté scientifique et une multiplication des études sur les usages thérapeutiques du cannabis, dont de nombreuses encore en cours actuellement. Nombre d’études récentes ont établi l’impact positif du cannabis sur diverses formes d’affections, notamment en ce qui concerne le traitement de la douleur.
La communauté internationale est divisée entre les États qui ont choisi de s’appuyer sur ces connaissances scientifiques pour mettre en place des programmes d’accès au cannabis à usage thérapeutique, parfois en dépit des conventions internationales, et ceux qui considèrent encore que les risques liés à l’usage thérapeutique de cannabis sont plus importants que ses avantages. La Belgique fait partie de ce second groupe.
Souvent sollicité par des patients désabusés qui se plaignent de subir une double peine, notre secteur spécialisé invite les autorités belges à élargir sans tarder l’accès au cannabis à usage thérapeutique. Elles pourraient directement s’inspirer de l’expérience de nombreux pays, parfois proches de nous (comme les Pays-Bas ou l’Allemagne) et permettre à ses citoyennes d’accéder à un cannabis contrôlé pour soulager leurs douleurs pathologiques et/ou chroniques, ou les effets secondaires de traitements médicaux, plutôt que de laisser le marché noir répondre à ce besoin.
A noter que ces patients disposent parfois d’une ordonnance médicale en bonne et due forme, mais qu’ils restent dans l’impossibilité légale d’obtenir en Belgique leur traitement ou de l’importer, même en envisageant de s’approvisionner (légalement) dans une pharmacie d’un pays limitrophe. Autrement dit, la Belgique refuse l’accès à des traitements auxquels ces mêmes patients pourraient prétendre, par exemple, aux Pays-Bas ou en Allemagne.
Le cannabis est l’une des plus anciennes plantes connues et cultivées par l’homme, tant pour son intérêt agricole que pour ses propriétés médicinales et psychoactives. On retrouve des traces d’utilisation de cannabis pour ses vertus thérapeutiques dans toutes les grandes civilisations. Jusqu’à la Convention unique sur les stupéfiants des Nations-Unies en 1961 qui en a interdit l’usage, la plante faisait partie de la pharmacopée occidentale. Ce n’est qu’à partir des années 1990, avec la découverte du système endocannabinoïde chez l’être humain, que les applications médicales du cannabis ont connu un regain d’intérêt de la part de la communauté scientifique.
Les termes de « cannabis thérapeutique », « cannabis médical » ou « cannabis médicinal » peuvent prêter à confusion, car il n’existe pas de variété de la plante plus propice qu’une autre à être utilisée comme remède. Toutes les formes de cannabis peuvent être utilisées à des fins thérapeutiques et récréatives à la fois. C’est en effet le contexte d’utilisation, et les motivations de l’usagère, qui permettront de distinguer un usage thérapeutique d’un usage récréatif.
Ceci dit, la limite entre les deux n’est pas toujours évidente à placer puisque certains usagers récréatifs consomment également du cannabis pour améliorer leur sommeil, leur appétit, gérer leur stress, etc. De même, de nombreuses personnes qui utilisent le cannabis pour des raisons thérapeutiques sont contraintes de se fournir sur le marché noir lorsque le contexte légal leur en interdit l’accès. Dans ce chapitre, nous avons choisi de parler de cannabis sur prescription médicale, lorsque c’est le cas, ou d’usages thérapeutiques de cannabis, ce qui renvoie aux motivations des usagères.
Actuellement, les produits à base de cannabis se présentent sous des formes multiples et variées (fleurs, résine, extraits, teintures, poudres, produits alimentaires, sprays, gels, crèmes, etc.). Afin de distinguer ces différentes formes, il y a lieu, en premier, de faire la différence entre les produits contenant des cannabinoïdes naturels, issus directement de la plante, et les produits contenant des cannabinoïdes de synthèse.
En ce qui concerne le cannabis naturel, une deuxième distinction peut être faite au niveau des méthodes de culture. Les récentes évolutions législatives à travers le monde ont permis l’émergence d’un secteur pharmaceutique spécialisé dans la production de cannabis naturel issu de processus de culture industriels standardisés. Les leaders du marché sont basés aux États-Unis, au Canada et aux Pays-Bas. Il faut pouvoir distinguer ce cannabis standardisé du cannabis issu du marché noir ou cultivé, de manière plus ou moins artisanale, par les consommateurs eux-mêmes. Ce dernier peut s’avérer de bonne qualité, mais la teneur en cannabinoïdes, par exemple, le ratio THC/CBD est forcément moins précis et constant.
Une troisième distinction peut être faite entre, d’une part, les produits qui ont obtenu une autorisation de mise sur le marché de la part d’une autorité centrale comme l’AFMPS1 en Belgique ou, au niveau européen, l’Agence européenne du médicament, et d’autre part, les préparations magistrales composées par des pharmaciennes à partir de matières premières (fleurs ou poudre de cannabinoïdes naturels ou de synthèse) sur prescription d’un médecin.
État des connaissances scientifiques
On estime que la plante de cannabis (Cannabis sativa L.) contient plusieurs centaines de principes actifs, dont une centaine de cannabinoïdes et plus de 200 terpènes2. Les cannabinoïdes les plus connus sont le THC (tétrahydrocannabinol) et le CBD (cannabidiol). Le THC est surtout connu pour procurer les effets psychoactifs du cannabis, tandis que le CBD procure des effets analgésiques et relaxants (non psychoactifs), comme de nombreux autres cannabinoïdes3. Cela dit, les rôles ne sont pas distribués de manière aussi cloisonnée : le THC a par lui-même des effets analgésiques, et c’est souvent l’association THC-CBD, modulée en fonction de l’effet recherché, qui procure les meilleurs résultats thérapeutiques.
L’action du cannabis sur le corps humain est encore mal comprise, mais on sait que les cannabinoïdes de la plante ont la capacité d’interagir avec notre système endocannabinoïde4. Le corps humain produit en effet ses propres cannabinoïdes qui jouent un rôle dans la régulation de nombreuses fonctions physiologiques, notamment la mémoire, la digestion, les fonctions motrices, la réponse immunitaire, l’appétit, etc. Le système endocannabinoïde intervient notamment dans le signalement de la douleur et un certain nombre d’études ont démontré que le cannabis pouvait influer sur différents types de douleur, notamment les douleurs neuropathiques5.
Ces dernières années, plusieurs études6 ont démontré que c’est moins l’action isolée de chaque cannabinoïde qui procure ses effets pharmacologiques au cannabis que la combinaison entre les différents cannabinoïdes et terpènes. L’effet pharmacologique du THC seul est très différent de l’effet du THC en combinaison avec les autres principes actifs de la plante ; c’est ce qu’on appelle l’effet d’entourage. D’après ces études, les produits les plus efficaces dans le cadre d’un usage thérapeutique sont donc ceux qui n’isolent pas l’un ou l’autre principe actif, mais qui contiennent l’ensemble des éléments de la plante.
En 2017, une étude indépendante de grande envergure réalisée par les National Academies of Sciences7 a recensé plus de 10.000 recherches scientifiques réalisées après 1999 concernant les effets sur la santé du cannabis et des cannabinoïdes. C’est l’étude la plus exhaustive en la matière aujourd’hui. Elle conclut que les connaissances scientifiques actuelles permettent d’affirmer que les traitements à base de cannabis contribuent à réduire significativement les douleurs chroniques chez l’adulte, y compris les douleurs neuropathiques, les douleurs liées au cancer, à la sclérose en plaques, à l’arthrite rhumatoïde, ainsi que les douleurs liées aux traitements à la chimiothérapie.
Outre les effets sur la douleur, l’étude conclut que les traitements à base de cannabis permettent également de diminuer les spasmes musculaires liés à la sclérose en plaques, et de réduire la perte d’appétit et les nausées causées par la chimiothérapie.
Une autre étude8 datant de 2016 portant sur un ensemble de 140 essais cliniques contrôlés concernant des traitements à base de cannabis aboutit aux mêmes conclusions en ce qui concerne leur efficacité en termes de gestion de la douleur, y compris neuropathique, de spasticité liée à la sclérose en plaques, et d’action antiémétique. Les données étudiées ici semblent indiquer que le cannabis pourrait également être efficace dans le traitement de la cachexie chez les patientes atteintes du cancer ou du VIH, mais aussi du syndrome de Gilles de la Tourette, de lésions de la moelle épinière, de la maladie de Crohn, du côlon irritable et du glaucome.
En ce qui concerne le traitement de l’épilepsie, et plus particulièrement de l’épilepsie infantile, une troisième revue systématique de la littérature9 a conclu que l’ajout de CBD aux traitements conventionnels réduisait significativement la fréquence des crises, notamment pour les syndromes de Dravet et de Lennox-Gastaut.
Dans une résolution du 13 février 201910, le Parlement européen reconnaît sans ambiguïté la plupart des usages thérapeutiques décrits ci-dessus, ainsi que plusieurs autres, dont notamment le soulagement des symptômes en cas d’inflammation ou d’infection bactérienne, la stimulation à la reconstruction osseuse, le traitement de la dépression, l’anxiété et le trouble de stress post-traumatique. La résolution mentionne qu’il existe des preuves sérieuses indiquant que le cannabis pourrait être efficace dans la réduction des symptômes de la maladie d’Alzheimer, de l’arthrite, de l’asthme, de certains cancers, des douleurs menstruelles et dans la diminution du risque de diabète et d’obésité.
Le Parlement encourage les États membres à mettre en place les démarches nécessaires pour garantir l’accès aux traitements à base de cannabis à toutes les patientes, soutenant que cela pourrait aider à améliorer leur quotidien. Le Parlement souligne également la nécessité d’autoriser les médecins à prescrire ce type de traitements, et de fournir au personnel médical une information fiable et objective sur ces questions.
Il importe de souligner que l’état actuel des connaissances scientifiques ne permet pas d’évaluer l’entièreté du potentiel thérapeutique des traitements à base de cannabis. Outre les nombreuses études scientifiques sur le sujet, il existe une multitude de témoignages de patients et de praticiennes qui rapportent une efficacité dans le cas de nombreuses affections qui n’ont pas été citées ci-dessus, notamment différents types d’épilepsie, la maladie de Parkinson, la sclérose latérale amyotrophique, la fibromyalgie, les migraines, l’hypertension, les troubles de l’attention (TDAH), différents symptômes psychiatriques, des maladies auto-immunes, des allergies, etc.
Bien entendu, il importe de compléter les connaissances scientifiques actuelles par des recherches systématiques, sans pour autant perdre de vue que des médicaments dont l’usage est généralisé, comme les corticoïdes, les opiacés et la méthadone, n’ont jamais été soumis aux types d’essais cliniques qui sont aujourd’hui exigés pour le cannabis11. Comme l’a dit le docteur Jérôme Kassirer, « ce qui compte vraiment pour un traitement … c’est de savoir si un patient très malade se sent soulagé après son administration et non de savoir si un essai contrôlé peut prouver son efficacité. »12.
Les effets secondaires
D’après un rapport de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies13, les effets secondaires des traitements à base de cannabis sont similaires à ceux occasionnés par d’autres médicaments couramment utilisés. Les effets secondaires les plus fréquemment rapportés sont les effets de sédation et de vertiges. D’après Grotenhermen et Müller-Vahl, environ 10 % des patientes sont concernées. Cependant, ceci ne concerne que les traitements riches en THC (et pas en CBD) et la tolérance à ces effets secondaires s’acquiert rapidement. Les symptômes de dépendance ne constituent généralement pas un problème dans un cadre thérapeutique14. Dans de rares cas, si l’usager présente une prédisposition, la consommation de cannabis peut déclencher une réaction psychotique. Aucun cas de décès d’adulte par overdose attribuable à la consommation de cannabis (sous sa forme naturelle), dans le cadre d’un usage tant thérapeutique que récréatif, n’a jamais été rapporté à ce jour15, contrairement à de nombreux médicaments, même sans ordonnance.
En outre, plusieurs études ont démontré que le recours au cannabis dans le cadre de traitements à base d’opiacés permet de diminuer significativement les doses de ces derniers16. Les États américains ayant autorisé l’usage de cannabis (à usage médical et/ou récréatif) ont observé une baisse significative du nombre d’addictions aux opiacés, ainsi que d’overdoses aux opiacés. Certains États ont rapporté des baisses de mortalité liée aux opiacés allant jusqu’à 33 %17.
Il importe ici de faire un parallèle avec la crise des opiacés que subissent actuellement les États-Unis18, où les décès par overdoses aux opiacés sur prescription ont quadruplé en 20 ans19. Cette tendance est à mettre en relation avec le fait que les prescriptions médicales d’opiacés ont également quadruplé au cours de ces 20 dernières années de part et d’autre de l’Atlantique20.
Situation belge et internationale
De nombreux pays et territoires ont pris le parti d’introduire des législations en vue d’assurer l’accès aux traitements à base de cannabis pour certains types de patientes. L’Australie, l’Allemagne, le Canada, le Chili, la Croatie, l’Espagne, la Hollande, l’Italie, Israël, la Jamaïque, le Luxembourg, le Portugal, la République tchèque et une trentaine d’États américains ont déjà développé des programmes d’accès plus ou moins ambitieux, parfois en dépit de la législation internationale21.
Au niveau international, c’est la Convention unique des Nations Unies sur les stupéfiants de 1961 qui constitue le texte de référence. Cette dernière classe le cannabis dans le tableau IV, aux côtés de l’héroïne et d’autres substances ayant un potentiel addictif fort, des effets nocifs importants et sans valeur thérapeutique notable. La Convention n’interdit pas la mise en place de mesures visant l’utilisation médicale de cannabis. Mais les États qui souhaitent mettre en place de tels programmes doivent alors instaurer une agence nationale visant à contrôler, à superviser la culture des plants de cannabis et à assurer que la production ne soit pas déviée vers les canaux illégaux. Depuis le 30 mai 2019, la Belgique dispose d’un cadre légal pour la création d’un bureau du cannabis (voir chapitre 3).
Nous n’avons pas placé la Belgique parmi les pays ayant mis en place des mesures en faveur de l’accès aux traitements à base de cannabis, car à ce jour, le seul médicament ayant obtenu une autorisation de mise sur le marché en Belgique est le Sativex®, un spray buccal contenant des cannabinoïdes naturels à hauteur d’environ 50% de THC et 50% de CBD. Un traitement au Sativex® coûte plus de 400 à 500 euros pour trois flacons de 100 ml et n’est remboursé que s’il est prescrit par un neurologue dans le cadre du traitement des symptômes de spasticité liés à la sclérose en plaques chez des patientes adultes n’ayant pas suffisamment répondu à d’autres traitements antispastiques22. Il peut être prescrit pour traiter d’autres maux, mais ne sera dans ce cas pas remboursé.
Or, un médicament contenant un ratio THC/CBD de 1:1 pourrait être prescrit pour un grand nombre d’autres cas de douleurs chroniques, comme c’est le cas au Canada où le Sativex® est également remboursé lorsqu’il est prescrit pour des douleurs liées au cancer. Il se fait que la Belgique a fait marche arrière en la matière ces dernières années, puisque jusqu’à son abrogation par l’Arrêté Royal du 11 juin 2015, l’Arrêté Royal du 4 juillet 2001 autorisait la délivrance de médicaments contenant du THC dans le cadre d’essais cliniques pour le traitement de nausées et malaises liés à la chimiothérapie et la radiothérapie, du glaucome, de la spasticité liée à la sclérose en plaque, des syndromes liés au VIH, et de douleurs chroniques, après l’échec d’autres traitements de la douleur.
Seules les personnes ayant participé aux premières études cliniques du début des années 2000 en ont véritablement bénéficié, car ces études n’ont par la suite pas été poursuivies. Depuis, l’Arrêté Royal du 11 juin 2015 a formellement interdit la délivrance de préparations officinales ou magistrales à base de THC en Belgique. Les produits contenant du THC ne peuvent donc être délivrés en pharmacie sur prescription médicale que s’ils ont fait l’objet de tests approfondis et obtenu une autorisation de mise sur le marché par l’AFMPS.
Suite à la prolifération de produits à base de CBD dans le commerce, l’AFMPS a publié une circulaire, le 16 juillet 2019, autorisant la délivrance de préparations magistrales à base de CBD. La circulaire explique qu’un pharmacien peut réaliser des préparations magistrales (huile, pilule, pommade, …) à base de CBD à condition que celles-ci soient accompagnées d’un certificat d’analyse délivré par un laboratoire agréé. La préparation est autorisée si la patiente est exposée à maximum 1 microgramme de THC par kg de poids corporel par jour.
Il faut toutefois souligner que les préparations à base de CBD naturel contiennent toujours une quantité résiduelle de THC. Il apparaît cependant que pour rester dans les limites de THC autorisées par la circulaire, il n’est bien souvent pas possible d’atteindre les doses de CBD recommandées pour un usage médical23, ce qui réduit évidemment fortement l’intérêt de prescrire des préparations à base de CBD dans ce cadre. Soulignons qu’en Belgique, les préparations officinales sont limitées et que la vente de compléments alimentaires à base de CBD est interdite en pharmacie, alors que chez nos voisins bataves, l’huile de CBD relève de la loi sur les denrées alimentaires, et est en vente libre dans les drogueries.
L’Epidiolex® est un autre médicament à base de CBD naturel théoriquement disponible sur le marché belge, puisqu’il a obtenu une autorisation de mise sur le marché au niveau européen. Il est utilisé pour traiter certaines formes d’épilepsie. Mais, en janvier 2020, il n’était toujours pas disponible en Belgique. Il serait en principe possible pour un pharmacien de l’importer, sur demande d’une médecin, mais la procédure est fastidieuse. Il faut également souligner que le coût d’un traitement avec Epidiolex® est prohibitif puisqu’il atteint les 32.500 dollars24 par an. Signalons enfin que depuis février 2020, le laboratoire Amophar commercialise une huile de CBD (CBD Phar®) dans les pharmacies belges. Ce produit est accessible sans ordonnance, mais il est actuellement vendu comme destiné à usage externe afin de contourner l’absence de cadre réglementaire.
Les arguments sont nombreux pour encourager la Belgique à améliorer l’accès au cannabis à usage médical. De nombreux travaux scientifiques ont démontré les bienfaits des traitements à base de cannabis sur le traitement de la douleur. Et il apparaît clairement que les effets secondaires du cannabis sont bien moins importants que ceux d’autres médicaments couramment utilisés pour traiter la douleur. Selon une étude européenne réalisée en 2013, la prévalence de la douleur chronique serait de 23% dans la population belge25. L’enquête de santé par interview réalisée en 2018 26 révèle quant à elle qu’un peu plus d’un quart (28,5%) de la population belge âgée de 15 ans et plus présentait des douleurs physiques au cours des 4 semaines précédant l’enquête. Et une personne sur trois (34,5%) parmi celles qui ont rapporté une douleur physique ressentait à cet égard une gêne dans la réalisation des activités de la vie quotidienne. De nombreux Belges pourraient donc potentiellement être soulagés grâce au cannabis. Mais pour ce faire, il est nécessaire d’élargir le nombre de traitements à base de cannabis disponibles en Belgique et d’en faciliter l’accès.
Quelques balises dans la mise en place d’un programme de cannabis à usage thérapeutique
L’IDPC27, qui œuvre en faveur d’un débat ouvert et objectif sur les politiques drogues, répertorie un certain nombre de recommandations à respecter dans le cadre de la mise en place d’un programme de cannabis à usage thérapeutique afin de garantir la priorité à la santé publique.
Impliquer les bénéficiaires
De plus en plus de pays développent des projets pilotes avec différents groupes de patientes afin de les impliquer dans les processus de développement des programmes et des législations relatives au cannabis à usage thérapeutique. Impliquer les bénéficiaires finaux, mais aussi le secteur associatif spécialisé, permet d’éviter de mettre en place des règles qui ne répondent pas aux besoins existants, notamment en matière de diversité de l’offre et de qualité des produits. Il y a également un intérêt à encourager la recherche et assurer la récolte de données en matière d’utilisation médicale du cannabis.
Élargir les groupes cibles
De nombreux pays ont pris le parti de ne pas définir à l’avance une liste de maladies qui donnent accès au cannabis, mais de l’autoriser à toute personne souffrant d’une affection pour laquelle les traitements conventionnels ne sont pas satisfaisants. Bien souvent, ce sont les patientes elles-mêmes, en collaboration avec leur médecin traitant, qui sont les mieux placées pour définir si l’usage de cannabis est pertinent dans leur cas spécifique. Par ailleurs, si les démarches administratives en vue d’obtenir le statut de patient autorisé à utiliser du cannabis à des fins thérapeutiques sont trop compliquées, ceux-ci risquent de se détourner du programme et de continuer à se fournir sur le marché noir.
Éviter un cadre législatif trop contraignant
Il importe également d’éviter de devoir développer un cadre juridique spécifique pour chaque nouveau produit proposé. Il est nécessaire de coordonner les différentes agences gouvernementales concernées de façon à simplifier autant que possible la mise sur le marché de nouveaux médicaments à base de cannabis, tout en assurant la protection de la santé des usagères.
Former les praticiens
Dans les pays qui ont mis en place des programmes d’accès au cannabis à usage thérapeutique, il s’est souvent avéré nécessaire de réduire la résistance des médecins et des pharmaciens à prescrire et à délivrer des traitements à base de cannabis. Il est donc fondamental d’organiser l’information et la formation du personnel médical à ces nouveaux produits.
Mettre en place des campagnes de communication grand public
Il importe de mettre en place des campagnes de sensibilisation et d’éducation à destination du grand public et des patientes au sujet du cannabis thérapeutique, afin de les informer objectivement sur l’usage de cannabis dans un cadre thérapeutique, le changement de législation le cas échéant, les modalités d’accès et de remboursement, etc.
Contrôler les prix et assurer le remboursement par l’assurance maladie
La question du contrôle des prix et du remboursement par l’assurance maladie est bien entendu centrale à la politique d’accès. Comme nous l’avons mentionné, certains traitements peuvent s’avérer fort coûteux. Un produit comme le Sativex®, qui a obtenu une autorisation de mise sur le marché belge en 2015, est relativement inaccessible en raison d’une politique de remboursement trop restrictive. Les mutualités pourraient également être associées à l’élaboration d’une politique équilibrée autour de l’usage médical du cannabis.
Diversifier les circuits de production
Une recommandation importante, qui est également valable en ce qui concerne la régulation du marché du cannabis récréatif, est celle de multiplier les canaux d’approvisionnement afin de répondre à la demande. De nombreux pays qui ont régulé le marché du cannabis ont dû, dans les premiers temps de la régulation, faire face à des problèmes d’approvisionnement.
Mais il s’agit aussi d’éviter la création de situations de monopole où les autorisations de production et de vente seraient concentrées dans les mains de quelques acteurs commerciaux au détriment de l’équilibre économique et surtout de la santé publique. En effet, ces enjeux impliquent de mettre en place les mesures nécessaires pour assurer, à côté de l’offre commerciale, une offre issue du secteur non marchand, de petits producteurs, voire de reconnaître l’autoproduction pour raisons thérapeutiques. Il faut donc veiller à développer l’assistance technique nécessaire pour permettre aux petits producteurs, ou aux productrices à domicile, de respecter les normes de sécurité et d’hygiène pour protéger la santé des consommateurs.
Autoculture De cannabis a usage thérapeutique
En matière de reconnaissance de l’autoproduction de cannabis pour un usage thérapeutique, il faut noter une différence notable entre les pays européens et les pays du continent américain. En effet, en Europe, aucun pays n’a autorisé officiellement la production de cannabis à usage thérapeutique par l’autoproduction à domicile ou via les Cannabis Social Clubs. Par contre, 18 États américains, le Canada, l’Argentine, le Chili et la Colombie ont pris le parti d’autoriser les patientes enregistrées à cultiver à domicile du cannabis pour un usage thérapeutique, et ceci afin d’assurer un accès le plus large possible au produit et surtout de diminuer les coûts des traitements pour les patients28. Au Canada, par exemple, une patiente enregistrée a le droit de cultiver chez elle jusqu’à six plants.
Cette différence d’approche par rapport à l’autoproduction s’explique probablement par le contexte historique. En effet, au Canada et dans certains États américains, cela fait plus de 20 ans que les usagers de cannabis médical s’organisent en associations pour produire leur propre cannabis de qualité. Dans les années 2000, ces « compassion clubs », tolérés par les autorités, fournissaient déjà des dizaines de milliers de patientes29. Il existe de nombreux documents qui décrivent en détails les règles à respecter pour éviter les altérations et les contaminations. Suite à la récente vague de légalisation, plusieurs États ont même publié des guides de bonnes pratiques pour l’autoproduction de cannabis à usage thérapeutique30.
Plus près de chez nous, en Espagne, le modèle des Cannabis Social Clubs a permis l’apparition de clubs spécialisés en matière d’usages thérapeutiques de cannabis qui peuvent accompagner les personnes qui souhaitent suivre un traitement à base de cannabis31. Certains clubs demandent aux postulants de fournir un certificat médical afin de vérifier si ces personnes souffrent d’une maladie pour laquelle le cannabis est indiqué. La référence étant la liste publiée régulièrement par l’IACM (International Association for Cannabinoid Medicines).
La recherche indique que ces clubs, dont une des caractéristiques est d’avoir un ancrage communautaire, réduisent les risques et maximisent les bénéfices liés à l’usage de cannabis32. En effet, ils développent l’expertise nécessaire liée à l’usage thérapeutique, notamment en produisant de nombreuses variétés associées à différents types de symptômes, et proposent plusieurs alternatives à la combustion (vaporisation, teintures, huiles, comestibles, spray buccal, etc.).
De nombreuses usagères thérapeutiques sont partisanes de l’autoproduction et invoquent l’argument de l’autonomie, financière bien sûr, mais également en ce qui concerne le choix des variétés qui conviennent le mieux à leur situation médicale spécifique, et le fait de pouvoir éventuellement choisir des variétés moins psychoactives que celles qui sont disponibles sur le marché33. Selon une étude canadienne, 92 % des usagers de cannabis à usage thérapeutique considèrent que chaque variété a un effet de soulagement spécifique sur leurs symptômes34.
Conclusion
Nous avons vu qu’entre 50.000 et 150.000 Belges35 souffrent de douleurs chroniques qui pourraient être soulagées grâce au cannabis si elles y avaient accès. Un nombre important d’entre elles utilisent déjà du cannabis pour des raisons thérapeutiques et sont contraintes de transgresser la loi pour soulager leurs douleurs. La situation légale actuelle met en péril leur droit fondamental d’améliorer, autant que possible, leur état de santé. Celles et ceux qui se fournissent néanmoins en cannabis s’exposent à des poursuites judiciaires. Pourtant, selon le principe fondamental de l’autonomie du patient, un adulte bien informé doit pouvoir choisir son traitement en son âme et conscience.
Dans ce chapitre, nous avons démontré que les raisons de cet interdit sont plus idéologiques que basées sur des considérations médicales. À l’heure actuelle, le modèle biomédical, centré sur la maladie, est remis en question, car il mène trop souvent à une déshumanisation des soins et à une médecine technocratique incapable d’entendre les patientes dans leur singularité. Nous enjoignons dès lors la Belgique à prendre en considération la souffrance de ces dizaines de milliers de personnes et à faire confiance aux patients, et aux médecins, qui souhaitent utiliser du cannabis dans le cadre d’un traitement.
1 Agence fédérale des médicaments et des produits de santé
2 Les terpènes sont des molécules qui confèrent aux plantes leurs propriétés odoriférantes. On les retrouve notamment dans les huiles essentielles.
3 Elikkottil et al. (2010)
4 Le système endocannabinoïde est un réseau de neurorécepteurs répartis à travers tout le corps (cerveau, système gastro-intestinal, système endocrinien, cœur…).
5 Backes (2016)
6 Blasco-Benito et al. (2018), Russo (2011), Russo (2019) et Pamplona et al. (2018)
7 National Academies of Sciences, Engineering, and Medicine (2017)
8 Grotenhermen et Müller-Vahl (2016)
9 Stockings et al. (2018)
10 B8-0071/2019
11 Allocution du Dr Lossignol, spécialiste en traitement de la douleur, lors de la journée d’étude organisée par le CAL Luxembourg, Cannabis, alcool : on en parle ?, le 21/11/2019
12 Kassirer (1997)
13 EMCDDA (2018)
14 Grotenhermen et Müller-Vahl (2016)
15 National Academies of Sciences, Engineering, and Medicine (2017), chapitre 9/4
16 O’Connell et al. (2019) et Goggin et al. (2019)
17 Powellet al. (2018) et Bachhuber et al. (2014)
18 Si l’Europe est beaucoup moins touchée par la crise des opiacés, on observe une tendance à la hausse en matière d’overdoses mortelles causées par la consommation de fentanyl ou de ses dérivés. Il convient dès lors d’adopter une posture prudente et attentive.
19 NIDA (2019)
20 Enquête du journal Médor & Jetpack.AI (2019)
21 Aguilar et al. (2018)
22 KLAV (2015)
23 Folia Pharmacotherapeutica, décembre 2019.
24 Arnold (2018)
25 Breivik et al. (2006)
26 Drieskens et al. (2019)
27 Aguilar et al. (2018)
28 Aguilar et al. (2018)
29 Lucas (2008)
30 Gouvernement du Canada (2016)
31 Philibert et Zobel, F. (2019), p. 43.
32 Lucas (2012)
33 Fontana (2000)
34 Lucas (2008)
35 Estimation réalisée sur base des chiffres français mentionnés dans l’article du Figaro (2018).