7. Prévention, réduction des risques et soins
Résumé : Dans ce chapitre, nous rappelons l’importance d’accompagner la régulation du marché du cannabis par un renforcement général des stratégies de promotion de la santé que sont la prévention des assuétudes et la réduction des risques. En effet, la multiplication des messages et des démarches de promotion de la santé permettra de renforcer la capacité des individus et des communautés à prendre en main leur santé, de construire les balises d’un usage responsable de cannabis, et de limiter ainsi les consommations problématiques. Il s’agit également de développer les actions spécifiques auprès des groupes les plus vulnérables, de soutenir les dispositifs de soins et de traitement spécialisés, et d’impliquer les médecins généralistes.
Vers un renforcement des stratégies de promotion de la santé
La promotion de la santé a été définie par l’OMS dans le cadre de la Charte d’Ottawa en 19861. La prévention et la réduction des risques font partie des stratégies de promotion de la santé en matière d’assuétudes. Nous l’avons déjà mentionné, il est fondamental que la régulation du cannabis s’accompagne d’un renforcement de ces stratégies.
À l’heure actuelle, seul 0,6% des dépenses annuelles liées aux drogues sont consacrées à la prévention et à la réduction des risques2. Dans le cadre de la régulation, il sera nécessaire de réaffecter certains budgets en vue d’adopter une politique plus équilibrée entre la prévention, la réduction des risques, les soins et la répression. De manière plus générale, il s’agit ici de renforcer les approches de promotion de la santé dans une démarche intersectorielle en vue d’intégrer la « santé dans toutes les politiques ». Il s’agit notamment de tenir systématiquement compte des conséquences des politiques publiques en matière de santé.
Favoriser une approche globale de l’usage de cannabis
En agissant favorablement sur les milieux de vie et les déterminants de santé, les démarches de prévention des assuétudes et de réduction des risques visent à anticiper et à éviter des comportements, des situations ou des états susceptibles d’avoir des répercussions négatives sur l’individu ou sur la société.
La pénalisation des usages de drogues conditionne un discours basé sur l’interdit qui se limite à « informer des dangers », « faire peur », « empêcher d’entrer en contact avec les produits », etc. Toute tentative de déconstruction de ces approches, dont les effets sont paralysants et stigmatisants, est d’emblée suspectée de banalisation, voire d’encouragement à l’usage. Or, c’est en s’extirpant de la panique morale que les stratégies de promotion de la santé pourront sortir le produit psychoactif du tabou dans lequel l’enferme le discours prohibitionniste, et permettront de porter un autre regard sur les usagères. En effet, la promotion de la santé vise à impliquer tous les publics concernés par les usages de drogues dans l’élaboration des stratégies de santé, notamment en ce qui concerne la construction des balises d’un usage responsable.
La régulation du cannabis, comme le montre l’exemple du Canada3, permet de déployer pleinement les méthodes et les principes de promotion de la santé, depuis longtemps reconnus comme efficaces4 : une approche globale, centrée non uniquement sur les produits, mais bien sur les personnes et leur santé physique, mentale et sociale. La promotion de la santé vise avant tout l’augmentation de la capacité des individus et des communautés à agir sur leur santé et leur environnement.
La régulation du marché du cannabis favorise un changement des mentalités et permet de renforcer l’action sur les milieux de vie et sur les autres déterminants de la santé. Ainsi, dans les familles, la réglementation facilite une meilleure compréhension et moins de rejet de la part de l’entourage, ce qui constitue une ressource essentielle pour la santé des jeunes. Dans la rue, elle permet d’éviter les « délits de sale gueule » et l’utilisation du cannabis comme un outil de contrôle social, comme c’est le cas aujourd’hui. À l’école, elle invite les acteurs à réfléchir et à se former à d’autres modes d’intervention que le recours à la police et l’exclusion, actions qui dans leur sillage drainent la confusion entre forces de l’ordre et acteurs relais de prévention.
Réduction des risques et Promotion d’un usage responsable
Une politique forte d’information doit être développée à destination des citoyens, à l’instar de ce qui est développé pour l’alcool. Les messages de prévention et de réduction des risques, élaborés en collaboration avec des usagères et avec les acteurs spécialisés, doivent permettre d’amener des balises, aux fins d’un usage du cannabis responsable. L’attention du public devra être attirée notamment vers la concentration en THC, la fréquence de la consommation, les quantités consommées, les potentielles addictions connexes, comme le tabac pour le cannabis fumé, les mélanges à éviter, mais également sur les risques sociaux (école, travail, famille, amis, …).
En termes de réduction des risques, des modes de consommation alternatifs, moins nocifs pour la santé que le cannabis fumé, doivent être proposés. L’inhalation de vapeurs du cannabis, par exemple via un vaporisateur, présente nettement moins de risques cardio-vasculaires que le cannabis fumé, et ce dès lors que cette inhalation des vapeurs se réalise sans combustion. Afin de limiter le taux de particules toxiques libérées par la combustion, l’utilisation de filtres à cigarette pourra également être encouragée auprès des publics qui souhaitent continuer à fumer du cannabis. Nous en savons cependant encore peu sur le rôle joué par les modes de consommation alternatifs au cannabis fumé dans les risques liés à la consommation de cannabis. Des études scientifiques rigoureuses sur la question devraient dès lors être encouragées et soutenues par les pouvoirs publics.
Des actions de prévention spécifiques pour les groupes à risque
Certaines personnes présentent une susceptibilité psychologique, voire une prédisposition à des dérèglements de la fonction psychique. Pour ces personnes, la consommation de cannabis est à déconseiller et les mesures de prévention et de réduction des risques à leur encontre doivent être renforcées. La consommation de cannabis est également à déconseiller pour les femmes enceintes, chez qui elle peut entraîner des effets négatifs sur le développement du fœtus. Les recherches sur les populations à risque se sont souvent limitées aux deux populations précitées. Des recherches auprès d’autres populations potentiellement à risque, comme les personnes souffrant de maladies cardio-vasculaires, devraient dès lors être encouragées par les pouvoirs publics.
En parallèle avec les mesures ci-dessus, il faudra veiller à lever les barrières à l’accès aux soins et au traitement. Ces barrières sont plus nombreuses pour les femmes enceintes qui font l’objet de jugements moraux encore plus négatifs que les autres usagers. Ces jugements moraux trouvent leurs fondements dans des rapports de genre inégaux et dans une idéologie sexiste. Si la réglementation du cannabis, telle que proposée dans ce texte, facilitera le travail de déstigmatisation de l’usage de drogues en général, et de l’usage de drogues par des femmes enceintes en particulier, elle ne le rendra pas caduc.
Pour les professionnelles de la santé, les mesures doivent aller au-delà de la sensibilisation pour aussi inclure des dispositifs qui leur permettent de se former à la détection de l’usage de drogues pendant la grossesse et à l’adoption d’une attitude non jugeante, et de s’informer sur les besoins de l’enfant et de la mère. Prises ensemble, ces mesures de sensibilisation et de formation devraient permettre de prendre en compte le bien-être de l’enfant, mais aussi celui de la mère plutôt que de privilégier l’un au détriment de l’autre.
De manière générale, nous préconisons la mise en place de mesures permettant à tous les intervenants de première ligne de renforcer leurs compétences en matière de promotion de la santé et de reconnaissance des troubles liés aux usages d’alcool et de drogues afin de réagir de manière adéquate et, lorsque nécessaire, de faire le relais vers les services spécialisés. Une information plus générale en la matière peut également être diffusée auprès des acteurs du social-santé, de la jeunesse, de l’enseignement et du grand public.
Des actions de prévention spécifiques pour les mineures
Prenant en compte le fait que l’interdit n’entraîne pas forcément l’abstinence, il s’agira de développer une prévention spécifique à l’égard des mineurs, non seulement parce que le propre de l’adolescence est de tester les limites, y compris de l’interdit légal, mais aussi parce que l’adolescence est souvent l’âge des premières consommations et que cette catégorie d’âge présente de fortes prévalences comparées à la population générale. Cette prévention spécifique devrait se développer au moins dans l’espace scolaire, au sein des mouvements de jeunesse, des clubs de sport, et sur Internet.
Renforcer les politiques visant à créer des environnements favorables a la santé
Les milieux de vie des jeunes, et notamment le climat scolaire et l’environnement familial, constituent des déterminants importants de la santé. Les politiques de prévention doivent viser à créer des environnements favorables. Dans cette optique, il s’agit notamment de renforcer les compétences des adultes entourant les jeunes en matière de promotion de la santé afin de les aider à mettre en place des programmes de développement des compétences psychosociales et de l’estime de soi des jeunes. Encore une fois, il s’agit ici de valoriser les politiques de promotion de la santé au sein des milieux de vie des jeunes : déproblématiser pour orienter les actions de prévention vers les questions de bien-être, sortir des réponses immédiates dictées par l’urgence en renforçant les stratégies sur le long terme.
Ce travail s’étend également à d’autres milieux de vie, par exemple au milieu professionnel, au sein duquel les employeurs doivent veiller au bien-être des travailleuses, notamment en instaurant un environnement de travail favorable à leur bonne santé. Plus largement, les politiques tournées vers la justice sociale et la lutte contre les inégalités sociales, notamment en matière de logement ou d’accès aux droits sociaux, participent à créer des environnements favorables à la santé.
Favoriser la coopération intersectorielle entre le secteur spécialisé et les différents acteurs concernés
De nombreuses mesures publiques ont un impact sur la santé et il importe de tenir compte systématiquement des conséquences des politiques publiques en matière de santé en vue d’intégrer la « santé dans toutes les politiques ». Il s’agit notamment de mettre en place des protocoles de collaboration entre les entités fédérées en matière d’assuétudes et d’assurer la consultation du secteur spécialisé drogues
Il s’agit également de soutenir les projets, initiatives et rencontres intersectorielles. En effet, il est important que les différents acteurs de la santé (secteur drogues, santé mentale, promotion de la santé, secteur hospitalier, services de Promotion de la Santé à l’École, centres Psycho-Médico-Sociaux, …), mais aussi d’autres acteurs concernés, puissent développer un langage commun, des balises communes et une approche cohérente s’appuyant sur des données probantes.
Balises pour renforcer les dispositifs de soins et de traitement spécialisés
Ces dernières années ont vu l’émergence de dispositifs de soins et de traitement spécialisés, soit en unités spécifiques, soit en réseaux. Ces deux types de dispositifs doivent être renforcés, ainsi que leur articulation avec les secteurs de la santé mentale d’un côté, et ceux de la prévention et de la réduction des risques de l’autre. Il est également primordial que l’information sur l’existence des différents services d’aide et soins soit diffusée aussi largement que possible.
La philosophie générale de soins et de traitement à l’égard du cannabis, et des drogues en général, devrait instituer le médecin généraliste comme premier acteur de santé pour la consommatrice. Ce médecin généraliste doit toutefois être soutenu, soit par des réseaux d’expertise auxquels il peut se référer pour discuter de cas problématiques, soit par des services spécialisés auprès desquels il peut réorienter les consommatrices problématiques lorsque la prise en charge en médecine générale atteint ses limites.
Formations continues à l’égard des médecins généralistes
Les différents cénacles de formation continue à destination des médecins généralistes, tels que les GLEM (Groupes locaux d’évaluation médicale) et les Dodécagroupes (groupes visant à la formation continue des médecins généralistes, autour d’une problématique spécifique, au sein de la SSMG), mais aussi les colloques spécialisés, devraient permettre de renforcer durablement le savoir des professionnelles de santé de première ligne. Les autorités devraient appeler les sociétés de médecine générale et les fédérations spécialisées du secteur assuétudes, ou leurs membres, à constituer des modules de formation à destination des médecins généralistes. Parce que la qualité et la pertinence de ces formations seront cruciales, elles pourraient être évaluées de manière indépendante via des audits externes annuels, et ce durant les premières années de la nouvelle réglementation cannabis.
Renforcement de réseaux opérant à la rencontre entre médecins généralistes et acteurs spécialisés
Au-delà de la formation des médecins généralistes, la disponibilité de supports informatifs, que ce soit en matière de prévention, de réduction des risques ou d’usages thérapeutiques, est certainement nécessaire. C’est là qu’apparaît la pleine pertinence de réseaux opérant à la rencontre entre médecins généralistes et services spécialisés, l’avantage étant de permettre un partage de connaissance et d’expérience des services spécialisés vers les médecins généralistes.
Renforcement de l’accessibilité des soins via des outils numériques
Des outils en ligne, spécifiques sur le cannabis, de type « self-help », faciliteraient l’accessibilité de l’information et des soins en matière de cannabis. Ils peuvent soutenir et renforcer une démarche de soin pour des publics qui ne se retrouvent pas dans les structures de soin. Ces outils sont complémentaires aux services existants en matière d’aide aux personnes qui sont en difficulté avec leur consommation, ou celle d’un proche.
1 La promotion de la santé est définie par la Charte d’Ottawa comme « le processus qui confère aux populations et aux individus les moyens d’assurer un plus grand contrôle sur leur propre santé et d’améliorer celle-ci. Cette démarche relève d’un concept définissant la ‘santé’ comme la mesure dans laquelle un groupe ou un individu peut, d’une part, réaliser ses ambitions et satisfaire ses besoins et, d’autre part, évoluer avec le milieu ou s’adapter à celui-ci. »
2 Le coût social des drogues légales et illégales en Belgique, étude Belspo, 2016.
3 Gagnon et Loslier (2019)
4 La Santé en action (2019)